Histoires vécues

La période du collectif de Cambridge, de 1981 à 1982
La période des groupes d'affinités, de 1984 à 1988
La Période d'organisation nationale, de 1988 à 1991

 

Food Not Bombs a participé à des centaines d'événements au cours des dernières années, et chacun d'entre eux fut unique en son genre. Nous ne disposons pas d'un espace suffisant dans ce livre pour exposer chaque cas; nous avons identifié cependant trois événements constituant les points culminants des trois grandes époques de notre histoire: il s'agit du Food Not Bombs Free Concert for Disarmament ayant eu lieu le 2 mai 1982, lors de la période du Collectif de Cambridge (1981-1982); du First American Peace Test Nevada Test Site Action (APT) ayant eu lieu du 10 au 17 mars 1988, lors de la période des groupes d'affinités (1984 à 1988); puis des arrestations de membres de FNB-San Francisco ayant eu lieu dans le parc Golden Gate le 5 septembre 1988, jour de la Fête du Travail, lors de la période d'organisation nationale (1988 à 1991). Durant les quelques premières années, nous étions un collectif mettant en commun ses revenus, travaillant et vivant en coopérative à Cambridge, Massachusetts. Plus tard, nous avons évolué en groupes d'affinités de militants partageant des opinions semblables, vivant proches les uns des autres et s'occupant des tâches quotidiennes de Food Not Bombs. Encore plus tard, nous sommes devenus un réseau décentralisé d'organisations autonomes dont les ramifications s'étendirent partout aux États-Unis puis ailleurs dans le monde. Les pages suivantes racontent de manière détaillée les événements qui se sont produits pour chacune de ces époques.

La période du collectif de Cambridge, de 1981 à 1982


Le jour où nous avions prévu de tenir le Free Concert for Disarmament, nous nous sommes levés très tôt. Comme il était de mise chaque matin depuis un an, deux membres du collectif avaient quitté la maison avec nos quatre chiens et s'étaient entassés dans notre camionette Dodge 1967. La première halte, comme toujours, était la boulangerie du Square Harvard. Son gérant insistait pour que nous soyons sur place entre 7h30 et 7h35 exactement. Si nous arrivions quelques petites minutes en retard, les employés auraient déjà jeté les muffins et pains invendus dans le compacteur à déchets. Dans nos premières années, nous n'avions manqué que cinq jours, dont trois pour cause de tempête de neige. En conduisant, l'un de ces matins, nous nous sommes rappelés la fois que nous avions recueilli la bouffe pour notre première action. Celle-ci consistait en une soupe populaire lors de l'assemblée des actionnaires de la First National Bank of Boston, au pied de l'édifice de la Federal Reserve Bank en mars 1981.


En tant que militants antinucléaires, nous voulions faire du théâtre de rue qui rappellerait aux passants la soupe populaire des années 30, de manière à souligner le gaspillage de ressources dans des projets demandant un grant apport de capitaux, alors que de nombreux citoyens de ce pays se retrouvent dans la rue et sans le sou. Au début, nous pensions demander à des comédiens de jouer le rôle des sans-abri; mais nous avons alors pensé que de vrais sans-abri pourraient jouer leur propre rôle. Nous avons donc fait une invitation que nous avons distribué à la rue des Pins et à d'autres refuges. Le matin de la réunion des actionnaires, nous avons recueilli le pain de la veille dans une boulangerie, des fruits et légumes à la coopérative locale et nous avons cuit un grand chaudron de soupe. Nous avons dressé une table au pied de l'édifice de la Federal Reserve, et à notre grande surprise, plus d'une centaine de personnes se sont présentées en quête d'un repas. Cette action était commanditée par un détachement de l'Alliance Clamshell (Coquille de palourde) et avait pour but de mettre en évidence les liens existant entre les directeurs de banque, les installations nucléaires et les entrepreneurs en bâtiment; tous les mêmes, en fait! Nous n'étions pas sûrs de nous en tirer sans arrestations, mais sommes allés de l'avant quand même. L'action s'est avéré un franc succès. Même quelques actionnaires sympathiques se sont arrêtés au passage pour nous donner un dollar ou deux!


Notre deuxième action basée sur le théâtre de rue eut lieu le 20 août 1981, à l'extérieur d'une foire aux armes qui se tenait à l'Université de Boston. La nuit précédente, nous avions peinturé le contour de "cadavres" sur l'asphalte, avec de la peinture en aérosol, puis nous avions peint des champignons nucléaires à l'aide de pochoirs avec l'inscription "Today?" (Aujourd'hui?). Nous avions aussi collé des affiches disant "La guerre est un meutre au nom du profit" le long du chemin que les acheteurs et vendeurs d'armes emprunteraient de leur hôtel jusqu'au centre de conférences. Le jour de la foire, nous avons distribué de la bouffe gratuite et des pamphlets dénonçant l'avidité et l'opportunisme de ceux qui vendent de l'armement lourd. Ces pamphlets et les pancartes que nous brandissions arboraient eux aussi le champignon atomique. Samuel Day, journaliste chez The Progressive écrivit un bon article soulignant le contraste entre notre repas gratuit et le lunch du midi à 90 dollars qu'il avait eu en compagnie d'un général. Il mentionna aussi le fait que ce général avait pris soin de ne pas marcher sur les cadavres peints au sol.


Après s'être rappelé ces premières actions et avoir recueilli le pain au Square Harvard, nous nous sommes dirigés vers Fresh Pond, le seul parc à Cambridge où il était légal de laisser les chiens courir sans laisse. Nos quatre chiens, Jasmine, Arrow, Sage et Yoda étaient des membres très importants du collectif. Ils s'assuraient de nous tirer du lit chaque matin, assez tôt pour que nous puissions faire notre récolte de bouffe et que nous les promenions à Fresh Pond; ils jouèrent aussi un rôle non négligeable dans le fait que les membres du collectif aient vécu en commune. Jasmine avait eu une portée de chiots à l'été 1980. Trois d'entre eux avaient été adoptés par des connaissances qui demeuraient alors dans des logements et des quartiers différents. Or dans l'année qui suivit, ces gens sont devenus de proches amis, en partie à cause de l'intérêt mutuel que nous avions pour les chiens; puis ils nous ont finalement rejoints et aidés à fonder le collectif. Par conséquent, Jasmine vécut de nouveau avec ses rejetons. Tous les jours, quelqu'un allait promener les chiens au parc et parfois le collectif au complet sortait se promener ensemble, ce qui nous donnait l'occasion de réfléchir et de planifier l'avenir. C'est au cours d'une de ces marches qu'a pris forme une série d'actions parmi les plus élaborées que nous ayons produites.


Food Not Bombs avait planifié une série de trois marches de protestation partant de l'Hôtel de ville de Cambridge et se rendant jusqu'au Centre Draper de recherche sur l'armement du MIT (Massachusetts Institute of Technology), à l'été et l'automne de 1981. Nous voulions que ces manifestations mettent en relief l'influence que la course aux armements avait sur la politique locale. Plus spécifiquement, nous voulions faire comprendre comment le détournement de ressources humaines et financières vers l'armement réduisait les services publics à Cambridge. Notre maison, vous vous en doutez bien, se trouvait à mi-chemin entre le centre de recherche et l'Hôtel de ville. La première marche eut lieu le 6 août, jour anniversaire de la bombe d'Hiroshima. Nous avons distribué de la bouffe et organisé des discours sur le terre-plein, au beau milieu de la rue faisant face à l'entrée du Centre Draper. Pour frapper l'imagination et faire comprendre ce qui se passerait si une bombe d'une mégatonne tombait sur ce laboratoire, nous avons fait brûler l'annuaire téléphonique du Boston métropolitain et expliqué que tous les habitants qui y figurent seraient vaporisés en moins de temps qu'il n'en faut pour que le livre ne brûle.


La marche suivante eut lieu le 10 octobre et s'appelait Music and March to End the Arms Race (Marche et musique pour mettre fin à la course aux armements). Une fois de plus, nous avons marché de l'Hôtel de ville jusqu'au centre de recherche; et cette fois, le général Duffy, le président du centre, était là pour nous accueillir. Quelques groupes de manifestants avaient été arrêtés pour avoir quitté la voie publique et envahi le terrain appartenant au laboratoire, et pour notre part nous négocions le droit de nous rassembler et de servir la bouffe sur ce même terrain. Nous avons promis au général que nous serions non-violents et nous avons eu une bonne discussion avec lui au sujet de la paix et des armes nucléaires. Il nous a assuré que lui aussi désirait la paix, mais que les armes nucléaires étaient nécéssaires pour la maintenir dans notre monde moderne! Puisque nous étions au moins d'accord sur l'importance de la paix, le général Duffy accepta de nous laisser manifester sur les terrains du centre de recherche. C'est ce que nous fîmes illico, avec nos affiches, nos bannières, notre table de distribution et tous les employés du laboratoire qui nous regardaient à travers leurs fenêtres.


Quelques temps avant la troisième marche, baptisée Marche pour la paix, nous avons installé une table au Square Brattle pour conscientiser les gens faisant leurs achats de Noël aux dangers des armes nucléaires qui étaient développées ici même dans notre ville. À cette époque, en 1981, plusieurs personnes ignoraient encore ces faits, ou simplement que tout cela pouvait se passer dans leur cour arrière. Nous étions alors en bons termes avec les conseillers municipaux et nous avons réussi à faire commanditer la marche par le Conseil municipal de Cambridge. Le 20 décembre 1981, il faisait à peine 4 degrés (15 degrés sous zéro, en celsius) mais nous avons marché quand même, en empruntant le parcours habituel. À notre grand étonnement, 75 personnes ont défié le climat et ont marché avec nous. Nous avons fabriqué une gigantesque colombe à l'aide de draps et de bâtons de bois; plusieurs personnes devaient la tenir et c'est cette colombe de la paix qui a ouvert la marche.


Mais il est temps de revenir à ce matin du Free Concert for Disarmament. Après la boulangerie du Square Harvard et notre marche revigorante au Fresh Pond, où nous avons refait nos plans en vue du concert, nous avons roulé jusqu'au Bread and Circus, un magasin d'aliments bio où nous avons pu charger des boîtes de légumes et des bacs de tofu mis de côté pour nous. Nous avons toujours été étonnés par la quantité de nourriture que nous étions capables de récupérer. Nous visitions régulièrement tout un réseau d'épiceries de quartier, et alors que nous faisions notre tournée ce matin-là, nous nous sommes mis à parler de la croissance de ce réseau, qui nous permettait de nourrir de plus en plus de gens en dépensant très peu d'argent. Naturellement, cela nous fit penser au premier grand événement où nous avons distribué des repas en masse.


Cela avait eu lieu le 30 octobre 1981, la veille de l'Halloween, alors que le vice-président George Bush s'adressait aux actionnaires du MIT. Nous avons bricolé la première bannière Food Not Bombs pour cette occasion, et nous avons monté la table de distribution. Il y avait les discours de circonstance, et la foule de manifestants costumés s'élevait à plusieurs milliers de personnes. Après les discours, nous avons marché sur l'avenue Massachusetts et nous nous sommes rassemblés au pied de l'édifice où George Bush prenait la parole. Nous avons scandé des slogans, joué des tambours; nous étions si nombreux et bruyants que ce dernier dut raccoucir sa conférence. Nous avons amené une marionnette de Bush, nous l'avons brûlée symboliquement et puis un type fit brûler un drapeau des États-Unis. Par après, les barricades de bois installées par les policiers sont devenues un feu de joie au milieu de la rue et les chants, les percussions, la danse ont continué jusqu'au départ de M. Bush.


Après s'être remémoré tout cela, nous sommes retournés à la maison de Food Not Bombs et nous avons déchargé le pain, les légumes, le tofu. Nous avons commencé à laver ce qu'il nous fallait pour cuisiner. Environ six personnes s'affairaient déjà à couper les légumes et à brasser de grandes chaudrées de soupe. Pendant ce temps, une autre équipe était sur place, dans le parc, en train de monter la scène et le système de son. Le "Monde de l'enfant en soi" (Land of the Younger Self) venait tout juste d'être créé; il s'agissait d'un monde fantaisiste où tous ceux qui le voulaient pouvaient s'amuser comme le font les plus jeunes. Le parc était rempli de souffleurs de bulles de savon, de maquilleurs et de surfaces de jeux. Des vendeurs de cristaux, de foulards et autres vêtements psychédéliques avaient dressé leurs étals. La nourriture est finalement arrivée et fut placée à côté de la table de documentation, tout près de la scène.


Le spectacle commença avec une prestation de Dawna Hammers Graham, sur la scène, et une démonstration d'arts martiaux à l'autre bout du parc. Des gens de tous âges, de toutes tailles et de toutes les couleurs furent attirés par le son de la musique. Ils ont dansé et se sont bien amusés, surtout lors de la prestation du groupe de reggae One People. D'autres performances ont suivi, de la part d'Anni Loui et compagnie, Jane Albert et Lost Time Inity. À la fin de la journée, alors que la troupe Art of Black Dance and Music s'apprêtait à monter sur scène, le ciel s'était ennuagé et il se mit à pleuvoir. Il s'agissait tout de même d'un grand succès pour tous ceux qui s'étaient impliqué: un spectacle pacifique où des milliers de gens du quartier avaient pu s'amuser et danser, avec plein de bonnes choses à manger gracieuseté de Food Not Bombs.


Dans les jours qui ont suivi, notre collectif a commencé à se préparer pour un grand rassemblement pour le désarmement prévu pour le 12 juin 1982, au fameux Central Park de New-York. Le 12 mai, nous avons servi des repas à bord du Rainbow Warrior, lors d'une conférence de presse destinée à promouvoir cet événement. (En guise de rappel, il s'agit du même Rainbow Warrior utilisé par Greenpeace pour dénoncer les essais nucléaires français dans le Pacifique Sud, et que les services secrets français ont coulé en y plaçant une bombe, dans le port d'Auckland, Nouvelle-Zélande, en 1985.) Une bonne partie de la nourriture consommée au rassemblement New Englanders for Peace de Portsmouth, New Hampshire, fut transportée par le Rainbow Warrior. Cet événement eut lieu quatre jours après la conférence de presse, soit le 16 mai, et se déroula aux limites de la base aérienne de Pease. Nous avons préparé et cuit la nourriture au beau milieu d'un champ, l'apport en eau étant assuré par un boyau d'arrosage. Nous avons servi un nombre incroyable de repas et nous avions emmené tant de bouffe, qu'à la fin de la journée nous avons dû distribuer des sacs remplis des légumes en surplus. Lors de la chanson d'adieu, les gens ont dansé en brandissant des carottes vers le soleil. Puis, dans la semaine qui a précédé le rassemblement de New-York, Food Not Bombs a tenu des tables de distribution sur l'avenue des Amériques, de l'avant-midi jusqu'au petit matin et ce, tous les jours. Cela nous a donné l'occasion de rencontrer des militants du monde entier et, comme vous le savez peut-être, plus d'un million de personnes ont finalement convergé vers Central Park le 12 juin pour manifester contre les armes nucléaires. Interrogé par un journaliste qui lui demandait si cette grande manifestation allait changer quoi que ce soit à la politique du gouvernement, le Sécrétaire à la Défense de l'époque, Alexander Haig, avait rétorqué: "Laissons-les protester tant qu'ils le veulent, en autant qu'ils paient leurs taxes!"

La période des groupes d'affinités, de 1984 à 1988


Au printemps 1988, le collectif FNB de Boston et le collectif de San Francisco, qui venait tout juste de naître, se sont donné rendez-vous dans l'obscurité de la nuit, sous le ciel du désert du Nevada. Nous arrivions dans un campement appelé Camp de la paix, où s'étaient rassemblés des activistes du monde entier pour mener une campagne d'action directe non-violente contre les essais d'armes nucléaires ayant lieu dans le désert. Cette action organisée par l'American Peace Test fut la première occasion qu'ont eu des membres de Food Not Bombs des deux extrémités du pays de travailler ensemble.


Le lendemain matin, nous avons chargé l'équipement dans notre camionette, et avons roulé du Camp de la paix à la porte d'entrée de la base militaire. Nous avons monté nos tables, alors que les Wackenhuts (une armée privée engagée dans le but de "protéger" le site) se massaient devant la porte. Ils avaient l'air de vouloir procéder à notre arrestation sans crier gare. Toutefois, il était encore tôt et l'action n'avait pas encore commencé. Nous préparâmes un petit déjeûner de soupe au miso, puis un riz aux haricots pour les manifestants qui allaient se pointer sous peu. L'adrénaline qui coulait dans nos artères nous rappela un autre événement dans lequel Food Not Bombs avait nourri des manifestants se préparant à faire de la désobéissance civile, dans un édifice fédéral à Boston.
Au printemps 1985, le gouvernement salvadorien, appuyé par les États-Unis, massacrait des civils et les Contras terrorisaient le Nicaragua. Le Congrès se préparait à voter et autoriser l'envoi de millions de dollars additionnels, pris à même nos poches, pour aider ces bourreaux. C'est pourquoi le Pledge of Resistance, une organisation nationale ayant pour but de stopper l'intervention militaire des États-Unis en Amérique centrale, s'affairait à préparer des actions dans l'espoir d'empêcher de nouveaux bains de sang. Beaucoup de bénévoles de Food Not Bombs étaient également actifs dans Pledge of Resistance. Si le Congrès approuvait l'envoi d'aide militaire additionnelle, le plan consisterait à paralyser par une occupation l'édifice fédéral John F. Kennedy dans les 24 heures suivantes.

Puisque nous aurions un délai très court pour agir, nous avons pris le risque de faire de la publicité à l'avance: nous avons imprimé des milliers d'affiches annonçant une action le 7 mai, en espérant que le vote prévu pour le 6 mai aurait bel et bien lieu ce jour là. L'avenir nous a donné raison: le vote a eu lieu le 6 mai, le Pledge of Resistance a donné le feu vert à l'action et nos affiches ont pu envahir les rues à temps. Nous sommes arrivés le lendemain avec nos tables de distribution et de documentation, et la foule se mit à grossir rapidement. En peu de temps, 500 personnes pénétrèrent dans le lobby de l'édifice fédéral, et des milliers d'autres criaient des slogans et montraient leur colère à l'extérieur. Dans le lobby, il n'y avait plus un centimètre carré de libre, des gens étaient assis dans tous les racoins. Les employés devaient se frayer un chemin et enjamber les manifestants pour aller vers leurs bureaux, alors que ces derniers chantaient ou criaient leur désaccord face à l'aide militaire aux Contras. Les policiers essayèrent de nous convaincre de partir, puis menacèrent de procéder à notre arrestation. Mais nous étions déterminés et nous avons refusé de quitter les lieux. Un débat très énergique eut lieu parmi les occupants, et lorsque l'édifice ferma ses portes à six heures de l'après-midi, les policiers commencèrent à procéder aux arrestations. À l'extérieur, les manifestants criaient et montraient leur appui aux occupants; Food Not Bombs continuait pour sa part à nourrir tout ce beau monde. Finalement, plus de 500 personnes furent arrêtées ce jour là dans ce qui fut l'une des actions de désobéissance civile les plus réussies de l'histoire de Boston. En outre, notre appui alimentaire et logistique a permis aux activistes d'occuper l'édifice toute la journée et durant une bonne partie de la nuit.


Après un matin à l'atmosphère tendue, passé à préparer la soupe au miso sous l'oeil attentif des Wackenhuts, les premiers manifestants se sont rassemblés à la porte principale. Il y avait beaucoup d'incertitude dans l'air quant à l'attitude qui serait adoptée par les Wackenhuts, en ce lieu perdu et éloigné de toute station de télé. Nous ne pouvions pas compter sur l'opinion publique pour sauver notre peau. Un groupe d'affinité inquiet s'est massé autour de notre table pour boire de la soupe chaude et se préparer psychologiquement. Des autobus remplis d'employés commençaient à passer devant nous, à franchir la grille et à entrer sur le site. Nous pouvions en apercevoir plusieurs autres, au loin sur la route, roulant en notre direction. C'est alors qu'un premier groupe d'affinité se positionna sur la route, et le défilement des autobus cessa. Les vigiles s'approchèrent et se mirent à agripper puis traîner les manifestants sur le bas-côté de la route; mais aussitôt, un autre groupe se positionnait de manière à bloquer le chemin. En peu de temps, une file de 30 à 40 véhicules attendait de pouvoir pénétrer sur la base. Quelques personnes furent arrêtées et placées dans un fourgon cellulaire qui les amènerait à la prison du comté de Beatty, où l'on procéderait à leur enregistrement avant de les libérer. D'autres furent tout simplement battus et poussés hors du chemin. Mais notre action retardait sérieusement les travailleurs qui se rendaient à leur poste de "préposé aux essais d'armes atomiques"; et grâce à nous, le coût du nucléaire augmentait petit à petit, comme à l'action de la centrale de Seabrook. Le blocus a continué pendant plus d'une heure, alors que les groupes se relayaient sur le pavé. Dans les heures qui ont suivi, nous étions complètement galvanisés par le succès de cette première journée d'une action qui devait durer une semaine. En démontant nos tables et en retournant au Camp de la paix de l'autre côté de la grande route, nous avons eu encore une fois l'occasion de nous remémorer nos actions des dernières années.


Le Boston Pee Party du 29 octobre 1986 en est un exemple amusant. Dans les mois ayant précédé cette action, nous avions été confrontés à des situations complètement dingues. Le président Reagan avait poussé la répression vers de nouveaux sommets en demandant des tests de dépistage de drogue obligatoires et à grande échelle, au nom de la "Guerre contre la drogue". Un membre de Food Not Bombs travaillait alors comme technicien dans un laboratoire spécialisé dans ce genre de tests, et en savait long sur leur manque de fiabilité. Des personnes innocentes perdaient leur emploi à cause de résultats erronés, pendant que les média diffusaient une quantité incroyable de reportages sur la menace que représentait la drogue, et sur la nécessité de contourner certains droits civils pour gagner cette guerre à tout prix. Il nous apparut clair que les activistes politiques pouvaient être la cible parfaite de cette hystérie collective; nous avons donc prévu de riposter à cette répression en "inondant" la Maison Blanche d'échantillons d'urine. Nous avons toutefois abandonné cette idée de peur de passer pas mal de temps derrière les barreaux. Mais l'idée était trop géniale pour être abandonnée, et quelques semaines plus tard nous étions en train de planifier le Boston Pee Party dans un édifice fédéral. Nous avons conçu un flyer annonçant un piss-in le 29 octobre; mais vu le climat de répression de la Guerre contre la drogue, nous n'avons mis aucun numéro de téléphone de manière à ce que personne ne se fasse harceler par la police. Ensuite, nous avons obtenu une caisse de contenants semblables à ceux utilisés dans les hôpitaux pour récolter l'urine, puis nous avons ajouté à nos flyers l'adresse de la Maison Blanche de manière à ce que les gens puissent poster leurs échantillons au président Reagan à partir de leur logement, dans l'anonymat le plus complet. Pour ceux qui sont venus à la manifestation, nous avions des contenants et des autocollants sur lesquels était imprimée la même adresse; il était donc possible de poster les échantillons directement de la manifestation. Beaucoup d'échantillons le furent effectivement ce jour-là, quoique nous n'ayons aucune idée du succès de l'opération à l'échelle nationale. Abbie Hoffman a toutefois entendu parler de nous et a parlé de notre initiative dans son livre Steal This Urine Test. En fin de compte, seule la Maison Blanche connaît véritablement l'ampleur qu'a eu cette campagne "anti-antidrogue".


Ici, dans le désert du Nevada, nous avions au moins la possibilité de voir les résultats de nos efforts. Le lendemain matin, un groupe d'affinité ad hoc s'est formé pendant le petit déjeûner. Composé de membres de Food Not Bombs ainsi que plusieurs autres personnes, ce groupe avait choisi de s'appeler Jackrabbit. Son but était d'utiliser des tactiques plus radicales, notamment en traversant le désert sans se faire détecter, pour ensuite aboutir au village de Mercury, habité exclusivement par des scientifiques et des techniciens dévoués aux essais d'armes nucléaires. Ce village se trouvait à environ huit milles (13 km) de la porte principale, à l'intérieur de la base. La veille au soir, lors du conseil quotidien tenu au Camp de la paix, les leaders avaient manifesté leur désapprobation face à ce genre d'actions aventureuses car ils croyaient que c'était trop risqué. Les autorités leur avaient fait savoir que quiconque entrerait à Mercury ferait face à des accusations criminelles et serait passible de six mois de prison. Mais nous sentions que si nous n'étions pas les bienvenus là-bas, c'est justement là-bas que nous devions aller! Et puis, qu'avaient-ils à cacher de si important? Alors le groupe Jackrabbit s'est entassé dans une camionette et a roulé sur la grande route en direction nord, avant de bifurquer dans un col situé entre deux massifs montagneux complètement dénudés.


Il faisait maintenant jour, et nous craignions d'être aperçus -même là-haut dans les montagnes- par un des hélicoptères de surveillance. Le conducteur, après s'être assuré qu'il n'y avait pas d'auto patrouille dans les environs, est sorti de la route et sept d'entre nous avons sauté dehors; nous avons couru au bas d'un talus, pour ensuite escalader les barbelés qui délimitent le site d'essais nucléaires. Nous avions des provisions d'eau, de fruits et de…carottes, comme il se doit. Nous nous sommes dirigés vers le nord, au-delà de la crête des montagnes, de manière à ce que les Wackenhuts, postés au bas de la vallée près de la porte principale, ne puissent pas nous apercevoir. La vie sauvage et les fleurs qui se développaient à travers les rochers étaient superbes et arboraient des couleurs brillantes; cela nous inspira des conversations portant sur le contraste entre toute cette beauté et l'holocauste nucléaire se préparant tout près, juste au-delà de la chaîne de montagnes. Le long du chemin, nous fîmes de petites pauses pour placer des pierres de façon à dessiner des symboles de paix. Tout cela était si beau que nous aurions bien voulu oublier les motifs de notre présence dans le désert et profiter tout simplement de notre marche; mais nous sommes revenus à la réalité assez brusquement lorsqu'un hélicoptère de surveillance nous a survolés. Nous sautâmes rapidement vers le bas sur une saillie protégée par deux hauts rochers. Les vigiles dans l'hélicoptère ne semblaient pas nous avoir aperçus, mais nous n'en étions pas sûrs. Nous décidâmes de descendre vers le fond de la vallée et de nous approcher le plus possible de Mercury avant d'être rattrappés. En arrivant en bas, nous avons aperçu le repère marquant un ancien point d'impact; un genre de cible pris dans la glaise. Nous l'avons déterré et mis au centre d'un grand symbole de paix improvisé à l'aide de pierres. Au fur et à mesure que nous avancions vers Mercury, il devenait clair que nous n'avions pas encore été repérés.


Durant l'après-midi, nous passâmes à côté d'un curieux édifice, censé symboliser une maison aux limites d'une aire réservée aux explosions. Plusieurs heures plus tard, nous arrivâmes au pied d'un grand réservoir d'eau tout blanc, marquant la limite du village. Pas très loin de nous, nous pouvions apercevoir deux types dans un pickup qui avaient l'air de se cacher pour boire de la bière. Nous étions en train de décider ce que nous devrions faire à notre entrée dans le village lorsque, tout à coup, plusieurs camionettes et pickups de couleur blanche ont accéléré vers nous. Des hommes armés de fusils automatiques en sont sortis, nous encerclèrent et nous ordonnèrent de nous coucher à plat ventre. Ils nous fouillèrent, nous mirent les menottes et nous firent monter dans l'une des camionettes.


Alors que nous étions transportés hors de Mercury, nous avons aperçu un impressionnant éventail d'armes high-tech, du type Star Wars. Nous nous échangions quelques remarques à leur propos, mais nos gardes nous ordonnèrent de ne pas observer ni parler de cette artillerie et de regarder droit devant. Nous continuâmes notre observation de toutes façons, et parlâmes de l'apparence sinistre de ces armes, reflet de la mentalité de ceux qui croient qu'en fabriquer est une bonne idée. Puis à la manière de prisonniers de guerre, nous fûmes intimés de descendre du camion, et nous marchâmes à la pointe du fusil jusqu'à la "cage", une portion de désert clôturée et divisée en sections "hommes" et "femmes" près de la porte principale. Il faisait froid, la nuit commençait à tomber, et puis toute notre bouffe avait été confisquée. Captifs et sans vivres, notre conversation s'est naturellement orientée vers le type de manifestations incluant le jeûne.


Nous nous sommes rappelés les "Vétérans jeûnent pour la vie". Ceci fut l'une des actions de Food Not Bombs les plus gratifiantes auxquelles nous ayons eu le privilège de participer. Des vétérans de tout le pays avaient planifié des jeûnes et organisé des manifs contre les guerres secrètes des USA en Amérique Centrale. À Boston, ils avaient monté un campement sur le Boston Common, avec tentes, bannières et tout le kit: ils ne passaient vraiment pas inaperçus, leur message était clair. Alors nous sommes allés les rejoindre au Common en brandissant notre plus grande bannière, dans le but de supporter leur manif. Toutefois, nous n'avions pas emmené de nourriture cette fois, puisque nous voulions respecter les vétérans qui jeûnaient. Or certains sans-abri des environs, qui nous connaissaient bien, vinrent vers nous en nous demandant où était la bouffe. Ils furent quelque peu estomaqués de voir, pour la première fois, des tables de Food Not Bombs sans nourriture.


De retour à la réalité, toujours assis dans la cage en plein désert du Nevada, nous voyions nos supporters s'activer de plus belle. Une foule s'était amassée près de la porte principale plus tôt dans la journée; plusieurs tentatives de bloquer la route s'étaient soldées par de nouvelles arrestations et, par conséquent, la cage se remplissait. Food Not Bombs s'était occupé de nourrir tous ces manifestants, et maintenant que le jour s'achevait, les quelques militants qui restaient jouaient des percussions et dansaient pour célébrer une autre journée bien remplie. Il se mit tout à coup à pleuvoir des pommes et des oranges à l'intérieur de la cage: c'étaient nos amis de l'autre côté de la clôture qui nous les tiraient à bout de bras, de cette distance incroyable! Et puis, spontanément, un type sauta par dessus la clôture et courut vers nous. Avec les gardes à ses trousses, il parvint à nous rejoindre, à escalader la deuxième grille et à nous rejoindre en dedans sans se faire attraper. Son sac à dos était rempli de nourriture. Alors que nous mangions et attendions que le bureau du Sheriff nous transfère à Beatty pour l'enregistrement, nous avons eu l'occasion de nous remémorer un autre épisode où la police avait essayé de nous empêcher de nourrir les gens. Cette fois c'était au Carré Kenmore, juste à l'extérieur du stade Fenway, en plein championnat mondial de baseball.


Pour les pauvres et les SDF du quartier, les succès des Red Sox avaient un goût de défaite. Pour la chambre de commerce locale par contre, chaque victoire se traduisait par des $$$ de profit. Et au nom des affaires, il fallait nettoyer le Carré Kenmore des bums, punks et autres indésirables. Suivant les bons conseils de la police de Boston, la chambre de commerce envoya un communiqué à tous les commerçants, les incitant à cadenasser leurs bacs à vidanges et encourager leurs voisins à faire de même, ainsi qu'à placer des affiches demandant aux clients de ne pas donner de monnaie aux mendiants. Le communiqué leur conseillait, de plus, de signaler à la police la présence d'indésirables, de bums, de punks, et de fournir autant que possible des photos et des indications quant à leurs allées et venues. En l'espace de quelques jours, les policiers donnèrent l'ordre aux SDF de déguerpir sous peine d'arrestation. Nous avons donc écrit une lettre de protestation à la chambre de commerce, à la police et aux journaux, soulignant le fait que les sans-abri ont les mêmes droits que tout le monde, et que ce genre de discrimination à leur égard entraînait la société sur une pente très glissante. Qui serait la prochaine victime de ce genre de logique fascisante? Food Not Bombs a commencé à organiser des rassemblements intitulés "Bienvenue au Carré Kenmore", avec de la bouffe gratuite. L'idée était de rapprocher les gens d'affaires du quartier et toutes ces personnes vivant sous les viaducs, dans les ruelles et dans les corridors des alentours. Les sans-abri sont venus, la presse est venue, mais les membres de la chambre de commerce ne se sont jamais présentés. Après plusieurs événements de ce type, et quelques articles de journaux embarrassants mettant en évidence leurs intentions illégales, la chambre de commerce dut se rétracter et abandonna ses projets sans plus de bruit. Et d'après l'opinion générale, les seules augmentations du vol au Carré Kenmore provenaient des commerces ayant gonflé leurs prix, pour profiter de l'affluence qu'apportait le Championnat!


Les policiers du Nevada n'ont pas abandonné leurs poursuites, loin de là! Nous avons tous été transférés, finalement, à la ville de Tonopah dans les bus du Sheriff, et nous y avons passé les formalités habituelles. À partir de la porte principale, nous avons dû nous taper un voyage de trois heures, aller simple! Les centaines de personnes en état d'arrestation et les centaines de supporters que nous étions ont complètement envahi ce petit bled perdu en plein désert. Nous étions si nombreux que nous avons complètement vidé les réserves d'un restaurant. Les employés y travaillant ne se souvenaient pas d'avoir vu une file d'attente à la porte, pas même la veille du Jour de l'An, qui est normalement leur plus grosse soirée de l'année. Nous avons battu leur record de la soirée la plus occuppée! On aurait dit un gros party à travers toute la ville, sans aucun incident fâcheux. Finalement, après que tous eurent été relâchés du gymnase d'école où l'enregistrement avait lieu, et que presque tous aient eu de quoi boire ou manger, nous avons réusi à trouver du transport pour tous et sommes retournés au Camp de la Paix.

La Période d'organisation nationale, de 1988 à 1991


Des groupes Food Not Bombs étaient déjà actifs à Boston, San Francisco et Washington D.C. à l'été 1988, mais l'événement qui a propulsé Food Not Bombs sur le devant de la scène nationale et même internationale, fut la série d'arrestations de la Fête du Travail dans le parc Golden Gate. Les récits qui suivent relatent les quatre semaines précédant ce jour, durant lesquelles des bénévoles furent arrêtés à répétition pour avoir nourri les nécessiteux. Cette période a culminé le jour même de la Fête du Travail, alors que plus de 700 supporters, -sans compter les centaines de SDF, policiers, journalistes et curieux-, se sont présentés dans le parc. Ces événements ont fait la manchette partout à travers le monde.


Les semaines précédentes avaient été complètement folles. Des reporters télé nous interviewèrent. Des fonctionnaires de la ville nous offrirent un local pour cuisiner et distribuer la bouffe (alors qu'en fait l'édifice n'appartenait pas à la ville et n'était tout simplement pas disponible à ce moment). Tout cela sans compter la presse, qui nous prêtait implicitement de mauvaises intentions et déformait tout de manière à nous faire paraître non coopératifs. Et bien sûr, il fallait en plus composer avec les nombreuses arrestations. La Fête du Travail tombait un lundi, alors nous devions préparer une quantité de nourriture plus importante qu'à l'accoutumée. Il faut dire que les lundis précédents, nous avions attiré un nombre toujours plus grand de sans-abri, de supporters, -sans oublier les policiers-, en réponse à la couverture médiatique et à la controverse suscitée par les arrestations. Il est étonnant de voir, rétrospectivement, avec quelle naïveté et quelle spontanéité nous nous sommes enfoncés dans cette situation bizarre.


Bien que nous ayions distribué des repas dans le parc Golden Gate depuis le mois de mai, les policiers sont venus faire une petite visite à notre table le premier lundi d'août pour nous dire que cela y était interdit. Nous leur avons répondu que nous croyions ne pas avoir à détenir de permis pour distribuer de la nourriture gratuitement, que cela était un droit garanti par la Constitution, et que nous avions écrit au Département des Parcs pour les informer de nos activités de toutes façons. Nous avions effectivement été porter une lettre demandant l'émission d'un permis le 11 juillet, et aucune réponse ne nous était encore parvenue. Les policiers sont partis, mais à la fin de la journée, alors que nous étions en train de faire nos boîtes, deux d'entre eux sont revenus et nous ont demandé: "Que faites-vous ici? Avez-vous un permis pour être ici?". Nous leur avons répondu que nous étions en train de quitter les lieux. À partir de ce moment, les deux flics ont commencé à nous coller des amendes pour des choses que nous ne faisions même pas, comme conduire sans notre ceinture de sécurité, avec un feu arrière défectueux, ainsi que pour d'autres motifs difficiles à comprendre. Nous étions stationnés dans les règles de l'art, notre moteur était arrêté et on nous accusait de violations au Code de la route! Nous sentions que nous étions dans l'eau bouillante. Alors qu'il signait la paperasse qu'on lui présentait, notre conducteur reçut un coup de poing dans la figure, gracieuseté d'un des policiers qui l'accusait d'avoir fait des commentaires "déplacés". Ce même policier ouvrit alors la portière, traîna notre ami en dehors du véhicule pour le précipiter contre le capot et le menotter. Un panier à salade est arrivé, notre ami fut emprisonné. Une heure plus tard, il était relâché sans autre forme de procès.

Nous avions l'intuition que nous reverrions ces deux flics, et que le lunch du lundi suivant pourrait donner lieu encore une fois à ce genre de harcèlement. C'est pourquoi nous étions quelque peu nerveux alors que nous cuisinions nos immenses chaudrées de soupe. Nous avons chargé notre camionnette comme d'habitude, mais cette fois nous avons mis le cap sur le coin des rues Haight et Stanyan. Nous avons déchargé les vivres avec l'aide de ceux qui s'étaient pointés pour manger, et nous nous sommes installés sur le long du trottoir. Les gens se sont placés en file et nous avons commencé à les servir. Mais en quelques minutes à peine, des paniers à salade et des policiers à cheval ont surgi de toutes les directions. Deux rangées d'anti-émeute, casqués, blindés et brandissant leurs matraques, ont entouré les tables et les bénévoles. Le commandant donna l'ordre de procéder aux arrestations. Neuf d'entre nous avons donc été menottés et entassés dans le fourgon. Pourtant, notre moral était bon: Food Not Bombs pouvait être arrêté pour distribuer de la bouffe gratos dans un parc public. Cela constituait une assez bonne raison pour entreprendre la version américaine des Marches du Sel de Gandhi!

Après avoir terminé les préparatifs pour la distribution de la Fête du Travail, nous avons encore une fois chargé notre camionnette. Mais nous ne voulions pas nous diriger directement vers le parc Golden Gate, car nous avions peur que notre bouffe ne soit confisquée avant même de pouvoir commencer à la servir. C'est pourquoi nous l'avons déchargée à différents endroits autour du parc Buena Vista, un parc plus petit situé le long de la rue Haight, à environ huit pâtés de maisons plus bas d'où nous avions l'habitude de nous installer. Nous avons ensuite stationné notre camionnette dans un autre quartier pour ne pas que les policiers ne puissent la remorquer. Des musiciens et des orateurs se relayaient pour entretenir la foule de plusieurs centaines de personnes qui avaient répondu à notre appel au droit de partager la bouffe avec ceux qui ont faim. Tous furent invités à donner un coup de main, et à transporter de la rue Haight jusqu'au parc Golden Gate les boîtes de nourriture, les livres, les pamphlets et les nappes à pique-nique (nos tables ayant été confisquées les semaines précédentes). Ceux qui ne transportaient ni nourriture ni matériel étaient invités à frapper sur des casseroles ou tout ce qui peut faire du bruit pendant que nous marchions et scandions "food not bombs, food not bombs" à la demande générale.


La foule avait apparemment encore grossi, et occupait maintenant un coin complet du parc Golden Gate. Des membres de Food Not Bombs étendirent de grandes toiles bleues sur le gazon et mirent en place les boîtes et chaudrons. Des douzaines de volontaires s'apprêtaient à commencer la distribution lorsque des policiers anti-émeute, matraque bien dressée et visière baissée, ont déferlé sur le parc. Un moment donné, un policier a commencé a tabasser un bénévole. Un caméraman du Canal 5 s'affairait à filmer le tout lorsque le lieutenant qui supervisait les opérations le projeta à terre d'un vigoureux coup dans le dos. Le pauvre s'en tira avec quelques coupures au visage. Les policiers essayèrent ensuite d'encercler le site, mais les bénévoles et supporters n'arrêtaient pas de bouger. Il devint vite impossible de contrôler quoi que ce soit, puisque c'étaient maintenant les manifestants qui se mettaient à entourer les policiers, en dansant, en criant et en se moquant de leurs tentatives de prise de contrôle. Un groupe d'activistes se regroupa en cercle et se mit à chanter Give Peace a Chance en se tenant les mains. Cinquante-quatre bénévoles furent finalement arrêtés, mais nous ne nous doutions pas que ces attaques et ce harcèlement de la police à notre égard n'étaient encore qu'un début...


À notre grande surprise, le maire de San Francisco manifesta le désir de nous rencontrer pour mettre un terme à cette situation de conflit. Mais les 54 arrestations commençaient à causer un malaise politique que la bonne volonté feinte ou réelle du maire ne suffirait pas à dissiper. Les autorités de San Francisco firent une gaffe monumentale en ordonnant l'arrestation des membres de Food Not Bombs. Les appuis à notre cause venaient de partout au pays, et ne cessaient de grossir. Les gens étaient en colère. Il était pratiquement impensable que des citoyens américains soient arrêtés pour avoir nourri des pauvres dans un parc. Le maire, le chef de police, le procureur municipal, une brochette de politiciens ainsi que des membres de l'ACLU se sont mis à négocier avec nous ainsi qu'avec les membres de différents groupes communautaires. Les discussions nous ont permis d'apprendre que les policiers utilisaient le Département des Parcs pour créer un problème là où il n'y en avait pas. Aucun permis n'était en fait nécéssaire pour exercer le genre d'activités propres à Food Not Bombs, et la municipalité de San Francisco parut vraiment stupide! En concluant cette réunion, nous avons convenu de nous retrouver le lendemain, et nous avons convenu qu'aucune des parties ne parlerait aux journalistes tant que nous ne serions pas parvenus à une entente. On nous a aussi promis qu'aucune arrestation de nos membres ne serait effectuée d'ici là.


Peu avant la deuxième rencontre, un négociateur de notre équipe fut toutefois arrêté parce qu'il tentait de réconforter un vétéran du Viêt-Nam, écoeuré de vivre dans les parcs et menaçant de se jeter du haut du Pont Golden Gate. Relâché au bout de 45 minutes, notre négociateur fut en mesure de se rendre au rendez-vous pour la simple et bonne raison que celui-ci avait commencé en retard. Notre équipe a alors décidé de suspendre les pourparlers, car la municipalité s'était montrée indigne de notre confiance: en plus de procéder à l'arrestation de notre négociateur, elle avait émis la veille au soir un communiqué de presse peu flatteur à l'égard de Food Not Bombs. Nous avons donc dit au maire que nous continuerions coûte que coûte à distribuer des repas dans le parc, et qu'il serait de son ressort de décider si oui ou non des arrestations devraient être effectuées. Notre détermination l'a ébranlé. Monsieur le maire était peu habitué d'avoir à porter le fardeau de la responsabilité, et de voir son autorité défiée ouvertement. Bien que cela le fît arriver en retard à l'opéra ce soir-là, le maire organisa une conférence de presse dans laquelle il annonça une "entente" et qualifia l'équipe de Food Not Bombs de "pionniers dans l'effort pour mettre un terme à l'itinérance et la faim."


À l'été 1989, les SDF de plusieurs grandes villes à travers les États-Unis créèrent des communautés temporaires autonomes qu'ils appelaient tent cities. Ces campements de fortune devinrent des lieux privilégiés d'action pour Food Not Bombs, notamment à New York et San Francisco, et attirèrent l'attention du public sur les qualités personnelles des pauvres. Les maires de ces deux villes se trouvaient en position délicate, puisque les conditions de vie des sans-abri ne cessaient de se détériorer et que certains contribuables frustrés ne se gênaient pas pour les rendre encore plus difficiles. Or les élus municipaux n'avaient aucune solution concrète à opposer au problème de la pauvreté, puisqu'ils refusaient dès le départ de reconnaître les failles d'un système politique basé sur la centralisation des pouvoirs. Ce qu'ils pouvaient faire de mieux était de mettre en évidence leur propre impuissance, en proposant des solutions pour le moins douteuses. Aux tables de distribution, à San Francisco, des itinérants nous ont raconté comment, la nuit précédente, des policiers avaient investi le parc, battu les gens et détruit les campements. Certaines personnes auraient même été emprisonnées. La nuit précédente, c'étaient les pompiers qui étaient venus les arroser copieusement. L'autre nuit d'avant, les policiers s'étaient présentés avec de puissants réflecteurs et avaient intimidé les campeurs au porte-voix. Après trois nuits consécutives de ce genre de harcèlement, notre aide était demandée avec insistance. Nous avons donc déménagé notre service de distribution de la Place des Nations-Unies jusque devant le très stratégique Hôtel de ville. Nous avons commencé une distribution le 28 juin à cinq heures de l'après-midi et continué sans arrêt, 24 heures sur 24.


Les sans-abri avaient monté un campement sur Civic Center Plaza, de l'autre côté de la rue, face à l'Hôtel de ville. Cette tent city leur redonnait espoir et stimulait leur sens de l'organisation. Le maire menaça d'envoyer la police, mais la communauté se serrait les coudes et tenait bon. Lorsque le maire annonça que les tentes étaient interdites et que les "résidents" du parc ne pouvaient y dormir en aucun cas, il y eut un mouvement de foule spontané vers son bureau, et le balcon de l'Hôtel de ville fut décoré d'une immense bannière de Food Not Bombs! Le 12 juillet, la Ligue des activités policières a investi le Civic Center Plaza et a commencé à y installer une fête foraine complète, avec les autos tamponneuses, la grande roue et tout le bazar. Le nom de cette foire était "Empereur Norton", en hommage au clochard le plus célèbre du San Francisco du XIXe siècle! Quand nous avons vu cela arriver, nous avons craint que l'on ne nous arrête, pour ne pas que nous gênions l'installation des manèges. Nous avons donc caché les contenants de soupe dans un endroit sécuritaire. Le mardi 13 juillet, les flics sont intervenus: ils arrêtèrent plusieurs personnes et confisquèrent notre soupe. Aussitôt qu'ils eurent quitté, nous étions de retour avec encore plus de soupe et de pain! Les flics revinrent, nous prirent en flagrant délit et arrêtèrent plusieurs personnes encore une fois. Notre bonne organisation, qui nous permettait de répliquer ainsi plusieurs fois de suite, les mettait dans un embarras qu'ils allaient connaître encore et toujours plus à l'avenir.


Le lendemain, vers midi, un grand rassemblement contre ces arrestations fut tenu devant l'Hôtel de ville. Food Not Bombs avait apporté de la bouffe et un groupe de manifestants, inspiré par les événements du mois de mai à la Place Tienanmen, s'est présenté avec une "déesse de la bouffe gratuite" de 15 pieds de haut, poussant un chariot d'épicerie d'une main et brandissant une carotte de l'autre. Les anti-émeute étaient encore une fois dans les parages... Lorsque la grande bannière Food Not Bombs fut déployée sur les marches de l'hôtel de ville, les personnes la tenant en place furent arrêtées. Puis après avoir passé l'après-midi dans un fourgon cellulaire, elles furent transférées à la centrale de police de la zone nord, où on leur a lu une injonction de la Cour interdisant la distribution gratuite de nourriture. Un des membres de l'équipe fut ensuite emmené en Cour Supérieure, où il dut se défendre lui-même. Après avoir déclaré l'ordre de la Cour "moralement incompréhensible", il fit la déclaration suivante: "Les contribuables de San Francisco seront mis à rude épreuve, puisque des centaines et des centaines de personnes continueront de se faire arrêter de la sorte. En aucun cas nous ne respecterons votre injonction qui est du véritable terrorisme juridique." Cette déclaration allait devenir réalité: Food Not Bombs a continué d'exercer son droit de servir des repas gratuits à tous les jours; Food Not Bombs a continué de subir des arrestations pour revenir à la charge avec encore plus de bouffe aussitôt les policiers partis!


Après les arrestations de la Fête du Travail 1989, dans le parc Golden Gate, nous avons tous dansé et festoyé autour des restes de bouffe qui n'avaient pas été confisqués. Puis les derniers d'entre nous dûmes trouver un moyen de quitter les lieux sans nous faire attraper. Nous avons donc décidé de remonter en groupe la rue Haight sur une distance d'un pâté de maisons. C'est alors que des flics à moto ont rejoint les retardataires qui suivaient à environ 30 pieds derrière nous. Ils les projetèrent au sol avec leurs matraques, les traînèrent dans le milieu de la rue et les arrêtèrent. Nous pensions être les prochains à subir le même sort, nous avons donc bifurqué aussitôt sur une rue transversale et avons couru jusqu'au sommet de la colline Buena Vista. Une fois parvenus de l'autre côté, nous l'avons redescendue en empruntant les ruelles, jusqu'à ce que nous atteignions la station de télé Canal 4. Nous sommes passés en ondes peu de temps après notre arrivée, et on nous a demandé pourquoi nous nous obstinions à servir de la bouffe même si nous risquions l'arrestation à chaque fois. Nous avons expliqué que donner à manger à ceux qui ont faim est un devoir, que cette activité n'est sujette à aucune réglementation et est de toutes façons protégée par la Constitution. Nous avons encouragé les gens à se tenir debout et défendre leurs droits. C'est ainsi que se termina l'entrevue.


Bien que la municipalité nous ait enfin octroyé un permis après cette vague d'arrestations, c'en n'était pas fini du harcèlement et des tentatives de nous empêcher d'exercer nos activités. L'oppression a continué durant l'été 1990, et se poursuit encore de nos jours. Or, durant toute cette époque et en partie grâce à elle, Food Not Bombs a continué de grandir et de répandre sa philosophie. Les actions relatées ci-haut et les arrestations qui s'ensuivirent nous ont donné une attention et une crédibilité inestimables.

Au moment d'écrire ce livre, seule la municipalité de San Francisco avait commis ces bévues. Les groupes Food Not Bombs de East Bay, Sacramento, Santa Rosa et Long Beach n'ont pas (encore) été arrêtés. Les groupes de Washington, New York, Boston et Portland, Oregon, n'ont pas subi de contraintes non plus. Depuis ce temps, nous continuons de croître et de servir des repas gratuits quotidiennement. De nouvelles organisations surgissent un peu partout à l'année longue, et peut-être qu'aujourd'hui est le jour où Food Not Bombs apparaîtra dans votre patelin!

ch1.Introduction
ch2.Au-delà de la collecte et de la distribution
ch3.Recettes
ch4.La politique
ch5.Histoires vécues
ch6.Cuisiner pour la Paix
 
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